Complexité de la
mosaïque « pieds-noirs ».
Il n’y a pas d'identité pied-noir, il n’y avait que des identités. Le
terme « pieds-noirs » est apparu très tardivement, au moment de la
guerre d'Algérie, terme employé par les journalistes métropolitains et les soldats
du contingent, pour désigner les Français nés en Algérie, mais de souche
européenne : terme péjoratif à l'égard de ces Français à « identités marginales » sous forme de
cliché hâtif de colons exploiteurs gorgés de richesse, racistes et même d'extrême
droite.
Ce n'est que lors de l'exode massif de 1962, que ces Français d'Algérie,
accueillis avec hostilité sur les quais de Marseille, revendiqueront alors
l'identité de pieds-noirs, comme un défi.
Pour saisir cette identité tardive et comprendre les difficultés que les
pieds-noirs eurent à l'accepter, étant donné la diversité de leur origine, de
leur culture et de leur statut social brutalement réduit à un profil
caricatural, il est nécessaire de remonter au début de la colonisation, lorsque
Louis-Philippe, Napoléon III, mais surtout lorsque les gouvernements de la IIIe
République voulurent faire de l'Algérie une colonie de peuplement. C'était la
première fois que cela se faisait et nous avons fait les frais de cet échec;
car la France n'en avait ni le besoin, ni les moyens.
C'est en 1840, que la France prit la décision de conquérir toute
l’Algérie, pour justifier sa conquête
trop chère et trop meurtrière (plus de 100 000 morts en tout). C'est ce
qui entraîna l'État français à développer coûte que coûte une colonie de
peuplement : en faisant venir des Français qui fuyaient la misère, en
détournant vers l'Algérie le flux d'émigrants français et étrangers qui
s'embarquaient vers le Nouveau Monde, en manipulant les militaires pour qu'ils
deviennent des colons à la fin de leur service militaire, en envoyant les
insurgés de la révolution de 1848, les déportés de 1851 hostiles à L.N.
Bonaparte, les communards écrasés par Thiers en 1871, les anarchistes, enfin
tous les opposants au régime. C'est pourquoi la population
« pieds-noirs » est à l’époque plus républicaine et plus à gauche que
l'ensemble des Français; l'OAS n'a existé que de février 61 à juin 62 : ce
n'était qu'un épiphénomène dans un pays en guerre et en colère, et qui, bien
sûr, ne reflétait pas les idées de l'ensemble des pieds-noirs: c'était encore
un cliché!
Jusqu'en 1851, il y eut toujours plus de militaires que de civils, plus
d'Européens que de français venus de France. Alors, pour augmenter la
population française, la IIIe République naturalisa massivement avec le décret Crémieux tous
les juifs, en 1871 et facilita les naturalisations volontaires. Mais devant le
peu de succès et d'engouement pour acquérir la nationalité française (les
Européens préférant garder leur nationalité d'origine), la IIIe République créa
le droit du sol, en 1889. Le nombre de
Français dépassa enfin le nombre d'étrangers Européens, restant autour de 20 %,
malgré le taux de croissance assez faible des Français et l'arrivée de nombreux
Européens jusqu'en 1936. En 1958, presque à la fin de la colonisation, tous les
Européens deviendront Français d'office, ainsi que tous les musulmans.
Ce mode de peuplement de l'Algérie, par couches successives, en fonction
des aléas de la politique de France et d’Europe a donné une population
bigarrée, très complexe dont seuls les habitants connaissaient les codes, les
différences et les hiérarchies.
La
communauté des pieds-noirs comportait de multiples facettes, très diverses avec:
- une diversité ethnique
(population venue de France et d'Europe)
-une diversité religieuse
(chrétienne et juive) ;
-une diversité liée à
l'ancienneté de l'implantation en Algérie (pendant la conquête ou
avant 1870, soit au cours de la IIIe République ou après 1920 -1930)
- une diversité en fonction du statut
socio-professionnel : 9 % de colons, 91% d'autres professions
- une diversité géographique:
90 % de citadins, la plupart dans les très grandes villes, 10 % de ruraux
éparpillés dans les petits villages perdus, créés par la colonisation
- Enfin une diversité culturelle comprenant
ceux qui avaient fait des études supérieures
et qui vivaient comme on vit en France, ceux qui vivaient encore avec
leurs traditions culturelles ancestrales de leur pays d'origine, vivant en
clan, avec leur mode de vie inchangé depuis trois ou quatre générations, ceux
qui s'étaient assimilés et mélangés aux Français de souche, mais avec des
particularismes.
Toutes ces communautés vivaient de façon cloisonnée, surtout au début de
la colonisation, mais en bonne harmonie sans trop se mélanger, sauf dans les
classes populaires, mais, même là, il y avait peu de mariages inter religieux.
La coexistence de tous ces arrivants, d’origines différentes, sur une
longue période, instaurait à l’époque un système de référence entre ethnies et
une hiérarchisation perceptible entre les pieds-noirs, changeante en fonction
de l'histoire du pays. Petit à petit, ces différences vont s’estomper, surtout
lorsque les conditions deviendront difficiles : Pendant les deux guerres
mondiales les soldats des différentes communautés vont se souder. Par contre,
pendant la guerre d'Algérie, toutes les communautés seront groupées avec les
musulmans modérés contre les nationalistes algériens qui demandent
l'indépendance et contre le gouvernement français qui veut les brader.
1- La
pyramide ethnique des débuts de la colonisation est facile à établir :
Français de France, Français d’origine, Européens naturalisés (appelés
néo-Français), Européens non français, indigènes.
--Parmi
les Français, il y a au sommet le Français de France, haut fonctionnaire ou
politique, qui venait en Algérie pendant deux ou trois ans. Il a été idéalisé
par les pieds-noirs jusqu'en 1958, il avait toutes les vertus, il était éduqué,
parlait sans accent, etc. Après 1958 il
a été rejeté.
Au-dessous il y a les vieilles familles françaises de toutes régions de
France, d'un certain milieu, bien éduquées, implantées depuis longtemps en
Algérie : issus de grands colons, ou de militaires, de fonctionnaires ou de
professions libérales, plus ou moins riches mais très cultivées, ayant de
bonnes manières. On retrouve des Alsaciens et Lorrains qui personnifiaient bien
l'intermédiaire entre la France métropolitaine et les pieds-noirs[1], par leur
patriotisme, leur courage, leur fidélité à la France. Les Alsaciens sont venus
nombreux, surtout en 1871. Parmi les autres régions de France, beaucoup sont
venus du pourtour méditerranéen, surtout de
Corse, des Alpes-Maritimes, du Var, mais aussi de l'Ardèche, de
l’Aveyron, des Hautes-Alpes, de la Drôme, de Savoie, Béarn, Bretagne et
d’Auvergne.
Beaucoup de ces Français arrivés dans la première moitié du XIXe siècle
ne connaissaient aucune autre culture que la culture française. Ils l’ont
idéalisée et préservée, car ils vivaient et se mariaient entre eux,
fréquentaient les mêmes écoles et lycées; ils perpétuaient ainsi, génération
après génération un mode de vie typiquement français du XIXe siècle, dans
lequel les apports extérieurs étaient infimes.
C'était leur mode de vie qui les différenciait des autres : il reposait
sur les bonnes manières, le bon goût, les bonnes études, plus que le luxe et
l'argent. Dans les villes on habitait certains quartiers, on fréquentait
certaines écoles et on allait le dimanche dans les mêmes églises. Dans les
villages, on resserrait encore l'appartenance au groupe: on vouvoyait les
musulmans, on évitait les relations étroites avec les indigènes ou avec les
nouveaux français naturalisés.
--Parmi les Européens, les plus nombreux ont
toujours été les Espagnols : 9748, en 1841 ; 71 366 en
1872 ; 144 530 en 1886 ; c’est le seul groupe ethnique où il y a
plus de femmes que d’hommes: en 1896, ils étaient 93 pour 100 femmes[2]. Ils
arrivent des provinces d’Alicante ou de Valence s'installant surtout
dans le département d'Oran, mais aussi, venant des îles Baléares : ce sont
les Mahonnais. Contrairement à la colonisation française, la colonisation
espagnole a été individuelle. Les Espagnols vivent dans l'ouest algérien où ils
constituent de véritables enclaves parlant uniquement espagnol. Ils soignent le
culte de la famille, symbole de leur identité. Dans le bled, le colon espagnol
est moins exigeant que son homologue français, plus proche des Arabes par le
dénuement et son mode de vie; il parle bien sûr l'arabe. Généralement exclu des
concessions officielles, il se contente de lopins minuscules. Très travailleur
et très robuste, il s'adapte mieux que le Français. Les seuls grands événements
importants de leur vie sont ceux qui réunissent la famille : baptême, mariage,
communion, enterrement, qui sont empreints d'une solennité toute particulière. Les familles se
soutiennent et s'épaulent. De cette générosité née d'une indigence commune, la
collectivité tire une profonde et durable cohésion. Ils attendront longtemps
avant de se faire naturaliser français. Les Espagnols républicains arriveront
nombreux en Algérie jusqu'en 1939.
-La colonie italienne suit de peu l'arrivée des Espagnols : ils sont quatre fois moins
nombreux que les Espagnols (environ 38 000 en 1886). Au début arrivent les
Sardes qui sont pêcheurs et s'installent sur les côtes de l'Est, puis les
Italiens du Nord, du Piémont et de Venise, qui sont souvent maçons et habitent
dans le Constantinois, mais aussi les Napolitains et les Calabrais vivant en
communauté homogène, créant parfois leur ville comme Chifalo.
Compte tenu de leur faible effectif, et le plus souvent de leur
hétérogénéité, les Italiens, tout comme les maltais, résisteront moins bien à l'érosion culturelle
et finiront par se fondre dans l'ensemble de la population pied-noir
-Les Maltais, aussi nombreux que les Italiens sont présents dès le tout début de la
conquête. Ils travaillent dans le commerce et vivent plutôt autour de Bône:
leur héritage se situe à la charnière des éléments européens importés et les
éléments autochtones. En effet ils ont été ballottés par l'histoire qui a
imposé tour à tour à l'île de Malte la tutelle arabe, française puis anglaise.
Spécialisés dans la batellerie des ports, ils écument les côtes
méditerranéennes et africaines. Leur cosmopolitisme né des influences judéo-
berbères et occidentales en font des
intermédiaires précieux. Ils s'adaptent d'autant plus facilement que l'Algérie
ressemble par endroits à Malte et qu'ils vont retrouver ce cosmopolitisme
auquel ils sont accoutumés. Ils sont très religieux et discrets.
-Les Allemands arrivent en grand nombre dès le début de la colonisation, mais,
disséminés dans le territoire, ils seront assimilés à l'ensemble de la
population.
-Les Suisses ne sont pas absents, et proportionnellement à leur petit pays, assez
nombreux : presque la moitié des Italiens ou des Maltais.
Enfin, on note quelques Anglais, Irlandais, Luxembourgeois, Polonais,
Grecs, Russes, Hollandais : ils n'ont exercé aucune influence sur le peuplement
de l'Algérie ni sur l'identité pieds-noirs
2- La diversité religieuse posait
peu de problèmes à l'époque, dans la vie de tous les jours pour les pieds-noirs
: il y avait les chrétiens, majoritaires (surtout catholiques), avec leurs
fêtes, leurs processions, leurs églises, leurs sanctuaires... comme en France à
la même époque, mais avec plus de solennité et de superstitions.
Il y avait les juifs qui vivaient leur religion en toute discrétion,
mais non pas sans ferveur: Ce qu'ils voulaient surtout, c'était s'intégrer.
Dans la communauté musulmane, il y avait aussi des fêtes religieuses,
des mariages partagés avec les pieds-noirs. La vie européenne était rythmée par
les rites musulmans et nous ne pouvions jamais oublier que nous vivions en
minorité dans un pays musulman. Cela faisait partie de la vie en Algérie ; les
appels à la prière par le muezzin étaient gravés dans notre disque dur, surtout
pour ceux qui habitaient le Sud.
Il y avait une grande tolérance des religions et une grande
compréhension mutuelle. Les croyants se respectaient beaucoup entre eux et les
croyances unissaient les pratiquants. Tous respectaient le marabout, beaucoup
croyaient au pouvoir des guérisseurs musulmans ou chrétiens : les pieds-noirs
étaient très superstitieux. Il y a bien eu du prosélytisme de la part de
l’Église catholique au tout début de la colonisation, surtout en Kabylie, mais
cela s'est arrêté au début du XXe siècle. Parmi la population indigène qui
s'était convertie au christianisme,
pratiquement tous étaient d'origine kabyle.
Là où la religion a posé un problème, c'est uniquement pour
l'acquisition de la nationalité
française: la France d'alors avait choisi, pour ceux qui n’étaient pas
français, l'acquisition d'une citoyenneté intransigeante sur l'égalité devant
la loi : seuls pouvaient devenir français les individus dont la religion
n’impliquait aucune différence de statut juridique. Il n'y a pas eu de problème
pour les Européens ; les juifs
abandonnèrent leur statut religieux et leurs lois rabbiniques et s'intégrèrent
en respectant les lois de la république, une et indivisible, puisque
égalitaire. Elle ne pouvait accepter de particularismes. Il y eut un problème
avec les musulmans qui voulaient acquérir la citoyenneté française : ils
devaient accepter les lois de la République et abandonner le statut coranique
et la charia.
3- Les
différences en fonction de l'ancienneté de l'implantation en Algérie.
Parmi tous ces Français et Européens, il y avait encore une différence
entre ceux qui avaient des ancêtres venus au tout début de la colonisation
entre 1830 et 1871 (moins de 250 000 Européens en 1871), bravant les mauvaises conditions de vie et le manque de
structure : c'étaient des pionniers courageux qui, souvent, avaient payé de
leur vie leur implantation sur ce sol hostile. Le nombre de générations, dont
pouvait justifier leur famille, comptait comme autant d'exploits.
Il y avait ceux qui étaient venus entre 1880 et 1930 lorsque la
colonisation était plus facile, que le nombre de Français augmentait nettement,
passant de 160 000 à 600 000 en 50 ans, qu'il avait toutes les
routes, les ponts ou les villages, plusieurs hôpitaux, le chemin de fer…
Pour compléter ce kaléidoscope, jusqu'en 1930, on différenciait les
Français de souche (Français d'origine) et les
Européens ayant acquis la nationalité française dès 1865, en 1870, ou en
1881 : on les appelait les néo-français.
4-La diversité des modes de vie des pieds-noirs tenait
principalement au statut social, au métier, à
la culture, et cette hiérarchie sociale était plus importante que les
différences ethniques, religieuses et tous les particularismes : la réussite
sociale comptait beaucoup à cette époque en Algérie, et celui qui réussissait
avait tous les honneurs, qu'il soit chrétien, musulman ou juif, européen ou
français d'origine. C'était un peu comme aux USA : seule la réussite comptait,
peu importe d'où l'on partait. La réussite sociale avait différents aspects
suivant les milieux. Pour certains c'était la réussite financière que l'on
étalait partout ; pour d'autres la
réussite d'une entreprise, d’un métier, d'un fleuron on se transmettait de
génération en génération ; pour d'autres, la réussite dépendait des études
et c'était une fierté de réussir à tel ou tel concours ou d'avoir le premier
prix de grammaire ou le prix d'excellence en fin d’année. Celui qui avait
réussi dans une branche ou dans une autre, suscitait l'admiration de tous.
On pouvait réussir dans tous les métiers, mais les réussites les plus
emblématiques, aux yeux des métropolitains, restaient celles de ces colons originaires de France ou d'Europe et
qui composaient le grand colonat : cette image est restée gravée dans
l'inconscient collectif des Français de France, comme décrivant l'ensemble des
pieds-noirs: ils n'étaient pourtant que 300 familles, soit 15 000
personnes.
La chance ou l'argent leur avait permis d'acquérir ou de recevoir plusieurs
hectares de terres ; quelques-uns d'entre eux possédaient aussi des
journaux, des banques, faisaient de la politique et contrôlaient ainsi le pays.
À partir de 1945, mais surtout dès le début de la guerre d’indépendance,
il y aura en France, un amalgame entre ces colons, les autres colons qui
étaient de simples petits exploitants agricoles et tous les pieds-noirs, que
l’on appellera colons avec une image péjorative de parvenus, de profiteurs...
Comme l'écrivait Camus dans l'express du 21/10/1955: « A lire une certaine
presse, il semblerait que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à
cravache et à cigares, monté sur Cadillac ».
Or les colons ne formaient qu'une petite minorité: 9 % de la population
active et les très riches colons juste une poignée. En 1957, sur près d’un
million de Français d'Algérie, Germaine Tillon, sociologue, ne découvre que
12 000 vrais colons (exploitants agricoles) formant avec leurs familles
45 000 personnes (soit 4,5 % de la population). Parmi elles, 300 sont
riches, une dizaine excessivement riche[3].
La plupart des colons sont des petits exploitants agricoles ne possédant pas
plus de 20 ha en moyenne et sont moins riches que leurs homologues
métropolitains.
Contrairement aux idées reçues, 85 % (en 1950) et 95 % (en 1958) des
pieds-noirs sont des citadins, travaillant dans le secteur tertiaire pour la
plupart; ils sont très nombreux à Alger et à Oran. « Sur 350 000
personnes actives, il y a 190 000 petits salariés dont 90 000
ouvriers de l'industrie et 92 000 fonctionnaires. On compte aussi
56 000 cadres moyens ou supérieurs, 60 000 commerçants, artisans ou
membres de professions libérales. Face à ce peuple des villes, 32 000
ruraux seulement, c'est-à-dire 9 % de la population active, alors que l'agriculture
représente les quatre cinquièmes des exportations de l'Algérie »[4]. Beaucoup
sont des gens modestes, pour certains pauvres, loin de l'image que s'en font
les métropolitains. Le niveau de vie des pieds-noirs est inférieur de 25 à 30 %
à celui des métropolitains, y compris en matière de droits sociaux. Mais la vie
coûtait moins cher qu'en France.
La pyramide sociale est très visible au milieu
du XXe siècle, en Algérie. Elle s'établit en fonction de la richesse, de la
réussite, bien sûr, comme partout à l’époque, mais aussi en fonction de la
culture, des études, des bonnes manières et de l'usage d'un Français excellent.
Ces qualités faisaient entrer ces familles quelles que soient leur origine,
leur religion ou leur métier, à l'intérieur d'une hiérarchie intellectuelle beaucoup
plus recherchée et qui les différenciaient de la majorité de ce peuple
méditerranéen, peu cultivé et parlant le pataouète avec l'accent, comme
beaucoup nous ont décrits.
On retrouve les familles bourgeoises chrétiennes ou descendantes
d'aristocrates, les familles juives riches et cultivées venues d'Espagne dès le XIe siècle mais surtout
depuis le XIVe et XVe siècles ou de Livourne venus plus tard et les familles de
riches musulmans naturalisés depuis le
XIXe siècle et très bien intégrées. Ils habitent certains quartiers d'Alger ou
d'Oran. Ils ont leurs codes, leurs réseaux, leurs écoles.
À côté, mais ne se mélangeant pas, il y a les nouveaux riches, les
colons qui se sont enrichis, les riches
commerçants, les gros industriels, etc. : ils sont extravertis,
travailleurs, généreux, hospitaliers; ils aiment la fête.
Au-dessous, les classes moyennes de fonctionnaires, d'enseignants, de
militaires, etc: Ils ne sont pas très
riches, mais cultivés, plutôt réservés.
Enfin, les classes populaires, majoritaires, formées d'ouvriers, de petits artisans, petits
commerçants, etc., vivant dans certains quartiers comme Bab El-Oued à Alger.
Ces classes sont issues de différentes ethnies et religions, vivant tous en
bonne harmonie, mais ne se mélangeant pas. C'est dans ces classes populaires
que l'on trouve l’archétype « pieds-noirs » : accueillant,
bruyant, rieur, charnel, travailleur, optimiste, généreux, parlant avec
l'accent, buvant l'anisette en mangeant la Kémia.
Les différentes catégories de population vivaient chacune dans leur
quartier, dans les grandes villes, comme en France, plus en fonction du statut
social que religieux ou ethnique.
La plupart des pieds-noirs ne s'intéressaient pas à la politique,
étaient plutôt naïfs, faisaient confiance à la parole donnée et personne parmi
eux ne pouvait prévoir la fin tragique, le terrorisme et le départ précipité.
5-Les critères géographiques.
Enfin, il y avait un mode de vie différent, donc un caractère différent
en fonction du lieu d'habitation : les ruraux, les citadins, les Algérois, les
Constantinois, les Oranais, etc.
-les ruraux représentaient 15 % des
pieds-noirs en 1930, 10 % seulement en 1962. Ils étaient disséminés dans toute
l'Algérie, isolés, loin des lycées, de la culture. Ils vivaient en autarcie
avec des règles familiales très strictes, au milieu d'une population musulmane
très majoritaire : les pieds-noirs ne représentaient que 0,3 % de la population
totale à Aumale par exemple ou 10 % à Dellys dans les années 50-62.
-les citadins représentaient 85 à 90 % des pieds-noirs : la moitié de la
population européenne était concentrée sur deux grandes villes : Alger et Oran
avec toutes les facilités qu'offrent les grandes villes, avec leur université,
leurs grands magasins, les relations, l'accès à la culture. L'autre moitié
était dispersée dans les villes de
moindre importance, à Constantine, Bône, Bougie… Dans les grandes villes,
la population musulmane était
minoritaire depuis le début de la colonisation comme à Alger et Oran, mais pas
à Constantine. Depuis 1930, après l'exode rural, il y a eu plus de musulmans
que de non musulmans à Alger, tout comme à Constantine, mais pas à Oran.
Constantine, grande ville de l'Est, a toujours été à majorité musulmane (75 %
en 1958). Les non musulmans étaient surtout des Français de confession juive,
des Italiens, des Maltais. À Alger
(environ 750 000 hab., Européens et indigènes, en 1958) et ses environs, il y
avait, en 1958, un peu plus de musulmans (55%) que de non musulmans. Parmi eux,
une très forte majorité venue de France, depuis le début de la colonisation. Il
y avait plus de Français d'origine que de néo-français. Le style de vie
ressemblait à celui de Nice à l'époque. Oran (400 000 habitants en 1958)
était peuplée majoritairement de non musulmans. Parmi les Européens, il y avait
plus d'Espagnols que de Français et le style de vie ressemblait beaucoup plus à
Alicante qu'à Nice. Il y avait autant de différences entre un algérois et un
oranais qu'entre un marseillais et un algérois de 1962.
Parmi les citadins des grandes villes il y avait des différences en fonction de la nature de la population,
entre les quartiers et entre les différentes banlieues (comme en France) et
parmi les grandes villes.
6- identité commune aux pieds-noirs.
La mosaïque « pieds-noirs », avec tous ces groupes, ces
cloisonnements et ces catégories stratifiées s'est homogénéisée dès le début de
la guerre d'Algérie. Les petites différences entre pieds-noirs, autrefois si
importantes, se sont estompées devant la menace de l'indépendance de l'Algérie,
puis au retour, en France, devant l'hostilité, l'incompréhension, le manque
d'empathie des métropolitains : tous les pieds-noirs se sentaient frères.
Chacun a mis en œuvre ses qualités de résilience qui ont été particulièrement
fortes dans cette communauté habituée depuis plusieurs générations à se battre,
à s'adapter, à travailler sans se plaindre : ce sont les caractéristiques
fondamentales des pieds-noirs en général : goût du travail, du défi, du risque
; s'adaptant vite, ayant le sens et le respect de la famille, enfin volubile,
donc fatigant pour les Français. Voici le portrait qu'en dressait l'historien
Maurice Walh vers 1930 : « Au physique comme au moral, il se distingue à
la fois des Français, même méridionaux, et des Espagnols ou des Italiens dont
il est issu. Le type est robuste, résistant, parfaitement adapté aux conditions
d'existence dans l'Afrique du Nord… Comme le climat africain, son caractère est
fait de contraste ; aux sursauts d'énergie succèdent des crises d'indolence et
de fatalisme. De mœurs aimables et faciles, il se laisse aller parfois à des
accès de violence et de brutalité…. Positif et pratique, ils se montrent
pourtant généreux jusqu'à la prodigalité. Sa facilité à dépenser contraste avec
la parcimonie du paysan français ou du journalier espagnol. Il a le goût du
risque moins peut-être par espoir du gain que par goût du risque lui-même »
Les pieds-noirs, peuple
méditerranéen, vouant un culte à la mer, au soleil et à la nature, n’étaient pas raffinés comme
les métropolitains en général, mais plus instinctifs, charnels, épicuriens et
sensuels. Mais cet hédonisme a quelque chose de tragique, c'est dans le présent
qu'il peut se déployer. Rien n'est acquis pour ce Français d'Algérie depuis des
générations, le bonheur est constamment menacé, car il sait obscurément qu'il
n'est pas chez lui, ici, et qu'en quelque sorte ce bonheur même ne lui
appartient pas tout à fait. Presque tous les pieds-noirs, qui étaient jeunes en
1962, ont cette vision très précaire et très éphémère du bonheur. La guerre a imprégné leur jeunesse et la
notion du bonheur s'est construite sur une angoisse latente mêlée de jouissance
comme le positif et le négatif d'un même état d'esprit. C'est peut-être la
notion d'angoisse permanente de la tragédie possible et de la mort qui s'est
véhiculée de génération en génération depuis l'arrivée des premiers colons. Les
jeunes pieds-noirs vivaient d'autant plus intensément leur bonheur, qu'ils
savaient tous qu'ils étaient sur un volcan
et que tout était éphémère: bonheur, travail, réussite, maison, vie.
Même s’il y avait un fond commun plus ou moins prononcé, une identité
commune, les « Pieds-noirs » ont été choqués d’être tous assimilés à
un seul type : le colon arrogant ou vulgaire, qui s'était enrichi sur le dos
des Arabes… Ils étaient pourtant très minoritaires. Les pieds-noirs furent
choqués d'avoir été tenus pour responsables de l'échec de la colonisation, de
la décolonisation ratée et de la guerre d'indépendance perdue. Albert Camus
écrivait en octobre 1955 dans l'Express
: « les gouvernements successifs de la métropole, appuyés sur la confortable
indifférence de la presse et de l'opinion publique, secondés par la
complaisance des législateurs, sont les premiers et les vrais responsables du
désastre actuel. Ils sont plus coupables en tout cas que ces centaines de
milliers de travailleurs français qui survivent en Algérie avec des salaires de
misère, qui, trois fois en trente ans, ont pris les armes pour venir au secours
de la métropole et qui se voient récompensés aujourd'hui par le mépris des
secourus. Ils sont plus coupables que ces populations juives, coincées depuis
des années entre l'antisémitisme français et la méfiance arabe, et réduites
aujourd'hui, par l'indifférence de notre opinion, a demander refuge à un autre
État que le français. Reconnaissons donc une bonne fois que la faute est ici
collective.»[5]
[1]
Joëlle Hurreau : La mémoire des
« pieds-noirs » de 1830 à nos jours. Éditons Perrin Tempus. 2010,
p 256
[2]
Jeannine Verdès-Leroux : Les
Français d’Algérie. Éditions Fayard, p 206-207
[3]
Germaine Tillon : L’Algérie en 1957.
Éditions de Minuit, 1957
[4]
Daniel Leconte : Camus si tu savais...
Édition le Seuil. 2006, p 163
[5]
Albert Camus, « la bonne conscience », l'Express, 21 octobre 1955. Cité
par Benjamin Stora. Les trois exils-
juifs d'Algérie. Éditions Stock. 2006, p 140
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