1° Définition
Dès le début, il y a confusion de mots.
Déjà, en 1863, Ismaël Urbain, conseiller de Napoléon III, écrivait : « Il est
essentiel de faire cesser la confusion entre Européens et colons ». Il faudra
attendre un décret pour qualifier uniquement les propriétaires terriens de
colons. En Algérie, les pieds-noirs n'employaient pas souvent ce terme de
colons, mais exploitants agricoles ou simplement agriculteurs, comme en France.
Ce terme « colons » est revenu dès
1956; il a été donné par les soldats du
contingent et les Français de métropole et désigne cette fois-ci toute la
population européenne d'Algérie, soit un million de personnes, avec, dans ce
qualificatif, une connotation nettement péjorative. En schématisant un peu : « les
colons » sont de gros agriculteurs riches et vulgaires qui ont colonisé
l'Algérie sur le dos de pauvres indigènes et se sont enrichis en l’exploitant. Pour
la France et les Français de métropole, l'Algérie n'était peuplée que de
colons.
2° Place des colons dans la population des
pieds-noirs.
Sur près d'un million de pieds-noirs en
1954, il y avait parmi la population active (soit 354 500 personnes), environ
19000 colons ou chefs d'exportations agricoles : ce qui correspond à 5,2 % de
la population active et 2% de l’ensemble des pieds-noirs.
Il y avait donc près de 95 % des pieds-noirs qui avaient un autre métier. Certains travaillaient dans le secteur agricole comme salarié ou ouvrier, cadres et manœuvres, avec les musulmans, côte à côte, dans de grandes exploitations mécanisées : ils étaient 14 100, soit 4 % de la population active. L'agriculture employait 9,2 % de la population active contre 26 % en métropole. La population en Algérie était donc plus citadine que rurale, si l’on compare à la France de l’époque. Plus de 90 % de la population habitait les grandes villes près du littoral ou autour de celles-ci, en 1957.
Source : Kamel Kateb :
Européens, « Indigènes »et Juifs en Algérie (1830-1962) p220
On
peut remarquer, par ailleurs, sur le tableau précédent, qu’il y avait
proportionnellement beaucoup plus de
chefs d’exploitation agricole chez les musulmans (18%) que chez les européens
(5,2%). En dehors des professions agricoles, les Européens exerçaient comme en
France, tous les métiers de l'artisanat (5,6 %), du commerce (8,5 %) et de la
fonction publique, dont l'armée ou la police (4,7 %). Ils étaient employés
(15,9 %), ouvriers (26,2%), cadres (15,9%) ou
domestiques (4,9 %), enfin industriels et professions libérales (5,2 %).
Le revenu moyen des pieds-noirs était inférieur de 15 à 20 % à celui des
Français de métropole.
3°le
profil des « colons »
Germaine
Tillon, grande ethnologue du XXe siècle, écrivait en 1957 : « Il y a 19 400
colons au sens strict, dont 7432 possèdent moins de 10 ha et sont de pauvres
gens, à moins qu'ils ne soient des retraités, commerçants, fonctionnaires
disposant d'un terrain qui ne les fait pas vivre. Des « vrais colons » il y en
a 12 000 dont 300 sont riches et une dizaine excessivement riches ».
Source : C.R. AGERON : Histoire de l’Algérie contemporaine. T 2, 1871-1954. PUF. P 495.
Il
y avait donc une très grande disparité dans cette profession. Même si les 10
gros côlons d'Algérie gagnaient plus que l'ensemble de tous les colons recensés
en Algérie en 1950, ils étaient loin
d'atteindre les fortunes des 200 plus riches familles métropolitaines de
l'époque. Mais dans une Algérie où les 90 % des habitants se voyaient comme des
citoyens de seconde catégorie et où le revenu moyen des Français d'Algérie
était inférieur au revenu moyen des métropolitains, les fortunes de ces gros
côlons apparaissaient pour beaucoup exorbitantes et indécentes. Même si, pour
être juste, il y avait plus de gros côlons ou exploitants agricoles (>100
ha) d'origine musulmane (8500) que d'origine européenne (6385) en 1950. Ils
représentaient, certes, une minorité (1,34 % des exploitants agricoles
musulmans) et ne possédaient que 23 % des terres agricoles appartenant aux
musulmans, alors que les gros colons européens représentaient 20% des
exploitants agricoles européens, et occupaient 87% des terres européennes :
voir tableau ci-dessus, extrait de «
L'histoire de l'Algérie contemporaine de C.R.Ageron.
Typologie des colons
=
Le grand colonat européen : « Les gros côlons »
Parmi
ces gros côlons, il y a les grandes familles d'Algérie, comme les Borgeaud,
venus de Suisse en 1905, en achetant leurs terres de 1200 ha aux trappistes. Il
y a les Germain, les Faure avec 10 000 ha, les Froger, les Blachette avec 700 000
ha d'alpha. C'étaient des gros entrepreneurs spécialisés dans la mécanisation
de l'agriculture. Ils employaient beaucoup de personnels agricoles, européens
et musulmans. Ils avaient d'autres casquettes dans les affaires; ils
maîtrisaient l'essentiel des circuits économiques, des banques et des moyens
d'information en étant propriétaires ou actionnaires de journaux. La plupart
étaient élus à l'échelon local, comme maire, conseiller général et aux
délégations financières où ils siégeaient à 80 %, mais surtout à l'échelon
national comme députés. Ce clan a contrôlé dès le début du XXe siècle, le pays
en sa faveur, faisant et défaisant les lois, mais surtout pesant de tout son
immobilisme sur l'assemblée algérienne pour que rien n'avance. Ce clan a desservi
l'image des pieds-noirs. Il n'a jamais été représentatif de la population
citadine des pieds-noirs, ni des petits colons. Ils n’étaient pas aimés par la
majorité de la population, pas tellement parce qu'ils étaient des gros côlons,
mais parce qu'ils cumulaient tous les pouvoirs en Algérie (économique,
politique, financier et médiatique) et qu'ils ne représentaient moins de 0,001
% de la population.
=« Les
petits colons » qui possédaient moins de 50 ha, représentaient les 2/3 des
19 400 colons en 1957, soit 13000 personnes, et parmi eux, 59 % possédaient moins de 10 ha. Comme le médecin,
l'instituteur ou le vétérinaire du bled, ils sont très proches des indigènes,
parlent arabe et s'attirent des
sympathies parmi la population locale que les citadins ou les émigrants des
grandes villes ne connaîtront jamais.
Leurs ancêtres ont été le plus souvent bernés par les agences de recrutement de
l'État et en arrivant sur place ils ont été effrayés des conditions qu'ils ont
trouvées. Mais étant parti de France dans le dénuement, il leur était
impossible de revenir. C'est à cette terre que les descendants se sont
accrochés envers et contre tous, pour la mémoire de leurs ancêtres qui ont
souffert énormément pour défricher une terre inculte, dans un environnement inhospitalier.
Ils inspirent le respect aux communautés musulmanes, car ils partagent presque
tous, les mêmes conditions de vie difficiles du bled. Ces amitiés existent bien
dans les campagnes. On comprend mal autrement comment les colons isolés du bled
auraient pu coexister sans drame avec leurs voisins musulmans beaucoup plus
nombreux, pendant si longtemps. Quand la guerre de décolonisation est arrivée,
ils n'étaient pas préparés à la soudaine hostilité des populations indigènes.
Devant l'évidence de partir d'Algérie, ils seront les derniers à accepter un
deuxième exil vers la France. Déçus d'avoir été trompés, persuadés d'avoir été
quasiment utilisés par une société qui a inventé leur destin pour la
satisfaction des besoins économiques et politiques de la France, ils
conserveront contre la métropole une rancœur tenace.
Les
petits colons sont solidaires entre eux, mais se méfient de la politique et il
y a chez tout colon cette volonté de se démarquer de la société bien-pensante.
C'est un révolté, individualiste, modeste, anticonformiste, méfiant, sachant
vivre dans le dénuement.
Peu
à peu, à partir du début du XXe siècle, les petits colons vont disparaître,
découragés par les épidémies du début de la colonisation, affaiblis par la
crise de 1929. Il n’en restera qu’environ 7000, détenant seulement 1% des
terres coloniales. Leur terre sera rachetée par des exploitants agricoles «
manager », très efficaces, utilisant l'indigène ouvrier sans scrupule... Comme
sûrement en France à la même époque. En peu de temps, le destin de l'Algérie
passe ainsi aux mains de quelques ambitieux.
4°Concentration
des terres
Il
y eut, au fur et à mesure de la colonisation, un processus de plus en plus
poussé de concentration des terres, en grandes exploitations agricoles, de plus
en plus mécanisées et de plus en plus rentables.
-en
1840, il n'y avait que des petites concessions de 4 à 10 ha.
-en
1850, Napoléon III encourage de grandes sociétés capitalistes et donne par
exemple 20 000 ha à la société genevoise, à Sétif.
-à
partir du XXe siècle, on fait venir des grands exploitants agricoles de Suisse,
de France ou d'ailleurs, pour faire de l'agriculture rentable à grande échelle.
Le nombre d'agriculteurs de petites exploitations <10 ha va légèrement
diminuer : ils seront 8777 en 1930, 8000
en 1940, 7432 en 1950. Mais surtout les superficies vont diminuer de moitié
pour ces petits colons : 42 534 en 1930, contre 22 600 en 1950. C'est
le même processus pour les petites et moyennes exploitations entre 10 et 100
ha: elles représentaient 25 % des surfaces cultivables des Européens en 1930; elles
ne représentent plus que 12 % en 1950. Inversement
le nombre d'agriculteurs possédant plus de 100 ha augmente légèrement dès le
début du XXe siècle, mais surtout les superficies de ces grandes propriétés
vont augmenter de 28%; elles représentent maintenant presque 90 % des surfaces
cultivables des Européens, au lieu de 73% en 1930.
Cette
nouvelle colonisation du début du XXe siècle, a fait venir en Algérie de grands
exploitants agricoles dans le seul but de s'enrichir: c'étaient des colons
capitalistes, comme en Amérique, qui étaient habitués au crédit, aux banques.
Ils payaient pour faire défricher leur lot,
dirigeaient leur propriété comme une entreprise. C'étaient des joueurs, des
gens audacieux, sans scrupules et orgueilleux. Ils étaient expansifs et fort en
gueule. Ils savaient se faire entendre des politiques qui dirigeaient
l'Algérie. Ils tenaient les banques, le pouvoir politique en Algérie. Ils ont
spéculé avec la viticulture, les banques et le prix du vin. Ils se sont mis à
dos les petits viticulteurs du Midi et c'est comme ça que les Français ont
découvert l'arrogance des colons français. La France a jugé les pieds-noirs sur
ces nouveaux colons, non représentatif en nombre (ils n'étaient que 647 colons
à posséder plus de 500 ha; ils ne représentaient que 3 à 4 % des colons et
0,0006 % des pieds noirs).
5°Répartition
géographique
Les
colons européens étaient fortement implantés dès le début de la conquête dans
les zones du littoral (colline du Sahel près d'Alger, dans la plaine de la
Mitidja, ou dans les plaines d'Oran), mais aussi dans les hautes plaines
Constantinoises, aux environs de Sétif et Guelma et dans le sud oranais, où la
famille Blachette exploitait l'alpha.
Au
début c'était une agriculture de défrichage, puis de survie, puis à partir du
début du XXe siècle, une agriculture diversifiée de type capitaliste, basée sur
les marchés (en particulier les agrumes et la vigne qui supplanta le blé dès 1880.
6°L'origine
des terres des colons européens
La
colonisation agraire avait deux origines : la colonisation officielle organisée
par l'État et surtout depuis le XXe siècle la colonisation privée.
-La colonisation officielle (entre 1834
et 1851): il s'agissait de la distribution sous forme de concessions, de lots
de 4 à 12 ha par famille, avec quelques matériaux, des semences et le prêt d'un
bœuf, sous réserve d'une enquête de moralité, d'un versement d'une caution et
d'une redevance annuelle. Ces terres
provenaient de l'ex domaine du beylik turc qui venait d'être vaincu et
des tribus rebelles confisquées au moment de la conquête. Il y eut aussi des
rachats aux indigènes, des réquisitions avec échanges, et il y eut aussi des
abus comme le don de 1020 ha aux trappistes de Staouéli qui s'enrichirent et
vendirent, après un bénéfice conséquent, leur propriété à la famille Borgeaud,
en 1904.
Au
second empire (1852--1870), Napoléon III se lança dans la colonisation
capitaliste, qui ne coûtait rien à l’État, ou détriment de la petite
colonisation rurale et familiale du début. Jusqu'à présent le gouvernement
français avait pu acheter ou prendre quelques terres incultes aux indigènes, en
essayant de mettre les formes.
À
partir de 1857, le général Randon, gouverneur général de l'Algérie, appliquent la
pratique du « cantonnement » qui permit à la colonisation privée, aux
spéculateurs et aux grandes sociétés financières de se procurer les meilleures
terres indigènes, soit par concession gratuite, soit par rachat à un prix
dérisoire ; tout ceci en changeant les lois sur les biens : l'indigène devenait
usufruitier de sa terre et la propriété appartenait à l'État. Ainsi se déroula
le drame le plus poignant de la colonisation algérienne, celui de l'expulsion
des tribus de leurs terres ancestrales, sans profit réel, ni pour le peuple
français, ni pour la mise en valeur des
terres. L'État se priva des impôts payés par les Arabes, et les spéculateurs
furent les véritables bénéficiaires. Napoléon III donna ainsi à la société
genevoise 20 000 ha de terres à Sétif pour les colons suisses. L'État
prenait à sa charge tous les travaux d'utilité publique en échange de la
création de villages: cela s'avérera une magouille pour toucher les primes ;
Napoléon III donna par la suite 50 000 ha à 51 concessionnaires, mais personne
ne respecta ses engagements, et les petits colons suisses repartirent. Enfin il
donna, en 1866, 100 000 ha à la société générale algérienne dans le
Constantinois en échange de travaux qu'elle n'a jamais faits: elle se convertit
en banque.
La
période du second empire fut la plus inhumaine et la plus méprisante pour les
populations musulmanes pauvres qui ont été exploitées et pour les petits colons
européens qui s'éreintaient depuis 1834 sur leur terrain avec très peu de
moyens, défrichant année par année, seuls, leur bout de terre inculte.
La
IIIe République (1871-1940), avec Thiers, fut un peu moins méprisante, mais
elle se servit comme ses prédécesseurs. D'abord en confisquant les terres des
vaincus après la grande révolte kabyle en 1871, puis en modifiant les lois pour
établir la propriété individuelle, avec la loi Warnié sur l'indivision en 1873,
établissant des titres de propriété pour les propriétaires musulmans privatifs
(c'étaient surtout les grands propriétaires terriens) tout en saisissant les
propriétés en indivision (c'étaient surtout les pauvres fellahs qui vivaient en
tribu). Elle a ainsi accentué la dépossession foncière par la spéculation.
Certains riches propriétaires musulmans, profitant de cette législation, ont
racheté une grande partie du terrain perdu par les confiscations.
-La colonisation privée, c'est-à-dire
l'achat des terres à des propriétaires indigènes ou européens, déjà en place,
autorisée par la législation, se fit à partir du début du XXe siècle et on vit
arriver en Algérie de vrais colons capitalistes venus de France, de Suisse ou
d'Europe, avec le seul but de s'enrichir. Ils n'y avaient rien à voir avec les
premiers arrivants de 1834, 1848 ou
1870, qui n'étaient pas du tout agriculteurs, mais qui fuyaient la misère, à qui
on avait donné quelques hectares dans un environnement précaire, insalubre et
insécuritaire. À l'arrivée de ces Français, la plupart des terres étaient
incultes en Algérie en dehors d'une faible bande de littoral. La grande plaine
de la Mitidja n'a été rendue fertile qu'après assèchement de milliers d'hectares. En effet, chaque année à
la fin de la saison des pluies, en automne, se formait un lac de 4000 ha à
l'ouest. Ce n'est qu'en 1930, qu'une
galerie de presque 3 km fut creusée, marquant la fin de l'assainissement de la
Mitidja.
En
même temps, des barrages furent construits. Ce sont ces travaux d'assèchement
des marais et le début d'irrigation qui
ont permis enfin vers 1930 la mise en valeur des terres. L'implantation de
l'eucalyptus après 1860, grâce à la création d'une espèce spécifiquement
algérienne, procure aux colons un auxiliaire dans la lutte contre les
marécages.
7°
Les principales cultures en Algérie
Les
grands moments de la colonisation rurale correspondent au défrichement et à
l'emblavage de régions jusque-là incultes.
En
dehors de la période du second empire, la colonisation lia presque uniquement
son avenir économique à l'agriculture, jusqu'en 1914. Après l'échec des
cultures tropicales on développa les cultures céréalières : blé, orge, avoine,
au début avec des rendements faibles, six à sept quintaux à l'hectare; mais comme les frais
étaient peu élevés, les bénéfices augmentaient depuis 1850.
Après
1880, avec l'ouverture à la concurrence mondiale, le cours des céréales baissa.
Le prix de vente était inférieur au prix de revient : la culture des céréales
n'était plus rentable jusqu'au début du XXe siècle. Il y eut, en plus, trois
années catastrophiques entre 1892 et
1894. À cette époque la moitié des terres étaient emblavées. À partir du début
du XXe siècle, avec la mécanisation de l'agriculture, 80 % des terres
cultivables étaient consacrées aux céréales (blé dur, blé tendre, avoine, orge,
et de façon marginale le maïs, le riz, pour une production moyenne de 21
millions de quintaux).
Les
premières machines à battre actionnées à la vapeur apparaissent dès 1855. Les
gros colons européens se dotent très vite d'engins mécaniques, quitte à se
surendetter. Il faut dire qu'il n'y a pas d'autre choix, car la terre est
ingrate par sa formation géologique et par son climat aux pluies très
irrégulières, violentes et mal réparties.
Pour défoncer une terre sèche en permanence et gagner de vitesse les
intempéries brutales, la mécanisation est indispensable. En 1954, il y avait en
Algérie un tracteur pour 136 ha, alors que le rapport en France était de 1 pour
222. En revanche, le recours aux engrais chimiques était moins intense qu'en
France: 12 kilos par hectare ensemencé
ou planté, contre 32 en métropole.
Compte
tenu du climat et de la terre ingrate, la culture des céréales n'était pas très
rentable, et la vigne supplanta le blé dès 1878, mais surtout à partir de 1890.
Elle fut le symbole de la prospérité coloniale de l'Algérie en 1914. Bien
qu'ayant couvert une infime partie du territoire agricole (5 à 8 %), cette
branche représenta la principale source
d'emplois pour la moitié du prolétariat agricole et le tiers du produit brut
agricole. Elle mobilisa les techniques les plus modernes et les banques de
crédit dont elle fit la fortune. Car la viticulture et l'agriculture en général
sont une perpétuelle loterie en Algérie; avec son climat très irrégulier,
alternant les grandes sécheresses, les gelées tardives, les coups de sirocco
dans les vignes et les pluies torrentielles de la fin de l'été et du printemps,
on risque de tout perdre en une saison. C'est pourquoi au début du XXe siècle,
la nouvelle émigration de colons européens est très liée aux banques qui leur
prêtent des sommes considérables, car on pouvait tout perdre en une journée,
contrairement aux paysans français qui avec leur polyculture et leur climat
tempéré pouvaient vivoter en attendant une meilleure récolte.
Vers
1930, comme pour l'ensemble de l'agriculture en Algérie, les exigences
techniques et climatiques poussent à la concentration. Aussi les grandes
exploitations viticoles, employant des centaines d'ouvriers, produisant des
milliers d'hectolitres, étaient fréquentes dans la plaine de la Mitidja.
Sur
les 8644 propriétés viticoles européennes, il y avait 6239 propriétés de 1 à 20
ha (soit 72%), 2000 propriétés de 21 à 100 ha (soit 24 %) et 324 propriétés de
plus de 100 ha. Ces derniers, qui ne représentaient qu'environ 4 % des viticulteurs,
couvraient le 1/3 des surfaces cultivées en vignes. Cette concentration dans le
monde de la viticulture était spécifique à l'Algérie, alors qu'en France, les
petits viticulteurs étaient majoritaires et faisaient la force des communes
rurales : en Algérie et il n'était pas rare
qu'un seul producteur produise autant qu'un canton ou département
français (Loew et D'Orient 1936).
Après
les crises de surproduction des céréales puis du vin, des années 20 et après la
grande crise économique des années 30-35, les agriculteurs d'Algérie sont
contraints .à diversifier leur production. Ils se lancent alors dans l'arboriculture
fruitière à grande échelle et en 1954, celle-ci occupe le troisième rang des
productions agricoles avec 970 000 t en moyenne et un chiffre d'affaires de 20
milliards dont les trois-quarts uniquement pour les agrumes : toutes les aurantiacées peuvent être
produites; l'orange, introduite lors de l'occupation arabe, la mandarine
arrivée en 1850, la clémentine, créée vers 1900 par le père Clément, en
Algérie, près d'Oran ; la culture des agrumes et coûteuse : elle se trouve
essentiellement aux mains des Européens.
Le
figuier pousse depuis toujours sur les massifs de Kabylie. Le gros de la
production est consommé sur place. L'olivier, importé par les Phéniciens, est
surtout présent dans le Tell algérien.
Sa production s'élevait en 1955 à 2 millions de quintaux, dont 90 % servait à
produire de l'huile. La majeure partie de cette production était consommée sur
place.
Signalons
la production d'arbres de moindre importance : abricotiers, amandiers, prunier,
poirier, pommiers, caroubiers, pacanier... pour la consommation locale.
La
lutte contre les sauterelles qui détruisaient tout sur leur passage est enfin
terminée lors de l'arrivée des
Américains en 1942, avec l'introduction du DDT, qu'ils apportent avec eux et
qui permet d'éradiquer aussi le paludisme.
Les colons dans ma famille
Mon
grand-père maternel, Paul Fillon, avait
plusieurs lots de terres
agricoles, acquis au fur et à mesure des successions et dont l'ensemble
était inférieur à 50 ha.
Il
avait hérité d'une partie des terres de
sa grand-mère : Désirée Champalbert, venue seule de St Petersbourg, en 1845, et
qui avait reçu un lot de 5 ha en 1848 ; elle n'a eu ni le temps ni la
force de le mettre en valeur, car elle
mourut du typhus à 44 ans, laissant un fils de quatre ans Antoine et son
mari, militaire de carrière, qui n'a pas entretenu cette parcelle. Lorsqu’Antoine
devint adulte, il cultiva à nouveau cette parcelle puis se maria avec Marie
Lutinier, née en Algérie en 1861, de parents français, qui ont fui leur région
de Nevers, en 1857, pour espérer une vie meilleure. Elle lui apporta un lopin
de terre supplémentaire de 5 ha, donné par ses parents, lors de leur mariage.
Mon grand-père maternel hérita de ces lots avec son frère, puis, profitant de
six bonnes années de récoltes de vignobles, acheta, en 1912, un lot
supplémentaire où il planta des vignes. Mais la crise économique mondiale de
1929, ressentie 18 mois après en Algérie, fit chuter les cours de leur vigne,
et le prix des récoltes.
Mon
grand-père travaillait, comme tous les petits colons d'Algérie avec un ou deux
employés permanents avec qui il tissait des liens serrés, travaillant côte à
côte sur le terrain, parlant arabe. Il était très aimé par la population
musulmane, car très simple et très humain, comme la plupart des petits colons :
d'ailleurs, comment vivre, au milieu des populations autochtones beaucoup plus nombreuses,
dans le bled, si ce n'est qu'en bonne harmonie. On pouvait être arrogant voire
distant avec la population musulmane dans les grandes villes, surtout dans certains quartiers; mais il
était impossible de l'être, lorsqu'on était petit colon, perdu dans le bled. Si
on avait choisi cette vie, c'est qu'a priori on n'était pas raciste, on
s'entendait bien avec les Arabes et qu'on vivait dans un climat de sécurité et
de solidarité. Ce sont d'ailleurs toutes ces populations musulmanes qui ont le
plus regretté le départ des pieds-noirs.
Bibliographie
Ageron
Ch.R : Histoire de l'Algérie
contemporaine, de 1871 à 1954. Paris.PUF. 1979
Julien
A.A.: Histoire de l'Algérie contemporaine:
la conquête et les débuts de la colonisation, 1827-1871, Paris, PUF, 1964
Leconte
Daniel : « Camus si tu savais »,
Paris, éditions du seuil, 2006
Tillon
Germaine : L’Algérie en 1957, Les
éditions de minuit. Paris, 1957
Hurreau
Joëlle: La mémoire des pieds-noirs de 1830 à nos jours. Éditions Perrin, 2001
Slama
Alain Gérard : La guerre d'Algérie.
Découverte Gallimard, 1996
Yacono
X. : Histoire de l'Algérie.
Versailles. Éditions de l'Alanthrope.1993
Kateb
Kamel. Européens, « indigènes » et juifs en
Algérie (1830--1962). Éditions INED, PUF, 2001, collection travaux et
documents.
Baroli
M. La vie quotidienne des Français
d'Algérie de 1830 à 1915.
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