samedi 8 mars 2014

l’émigration française en Russie au 19° siècle



4-  l’émigration française en Russie au 19° siècle


Fréquemment, le ministère de l'Intérieur rappelle aux préfets qu'ils doivent envoyer à Paris un état quotidien des passeports établis par leurs bureaux ; cet état doit mentionner pour chaque voyageur : nom, prénom, âge, domicile, profession, destination et pièces déposées à la préfecture. Si ces états avaient été conservés, il serait facile de dresser une statistique intéressante du mouvement de tourisme et d'émigration vers la Russie au siècle dernier. Malheureusement, ces états ont le plus souvent disparu, et nous n'avons pu trouver aux Archives Nationales de série complète, ou presque, que pour la courte période s'étendant de juillet 1846 à décembre 1847, au départ de Paris. Tout ce qui précède la date de 1846 a été mis au pilon en 1892. Quant aux états venant de province, ils sont très fragmentaires, et dans un désordre complet. Quelques indications permettent cependant de penser que les départements de l'Est et le Doubs fournissaient un contingent important d'émigrants vers la Russie.
Voici, faute de mieux, une statistique très limitée, celle des passeports délivrés par la Préfecture de police (ire division, 4e bureau, service de M. Bothlingk), établie d'après les états quotidiens dressés pour le ministère de l'Intérieur. Ces états sont nominatifs et présentent donc un grand intérêt quand on y cherche la trace d'un voyageur particulier ; mais comme ils mentionnent aussi la profession, il n'est pas sans intérêt d'étudier quelles catégories sociales représentent les voyageurs parisiens partis pour la Russie entre le Ier juillet 1846 et le 31 décembre 1847 (nous n'avons pas retrouvé les états d'août 1846). Les rubriques générales nous appartiennent : mais les désignations précises sont celles-là mêmes que nous avons relevées sur les états.
1-Artisans et ouvriers : 56.
Modistes, lingères, corsetières, giletières 10
Couturières 7
Gantiers 7
Teinturiers, tailleurs 5
Chapelier, peaussier, confectionneuse 3
Confiseurs, chocolatier, pâtissier 4
Coiffeurs 3
Tapissier, ébéniste, carrossier 3
Serrurier, armurier, orfèvre 3
Mécaniciens 3
Fondeur sur métaux, monteurs sur bronze 3
Verriers 2
Ouvrier briqueteur, ouvrier 
Photographe 1

2. Propriétaires et rentiers : 51.
Propriétaires (hommes) 13
Propriétaires (femmes) 6
Rentiers 11
Rentières 21
3. Commerçants et employés de commerce : 44.
Négociants 22
Commis-voyageurs, voyageurs de commerce, commis-marchands, courriers de commerce 12
Employés (h. et f.) de magasin, caissier 5
Marchandes de dentelles, de modes 3
Marchands de bois, de meubles 2
4. Artistes : 22.
Artistes dramatiques 5
Artistes 3
Statuaires 4
Dessinateurs, graveurs 4
Peintres 2
Maître de ballets, danseur1
Compositeur de musique* 1
Violoncelliste 1
5. Professions intellectuelles et libérales : 21.
Médecins 4
Chimistes 4
Ingénieurs 3
Dentistes 2
Opticiens 2
Professeurs 2
Professeur de chant 1
Agronome I
Bachelier es lettres, étudiant 2
6. Gens de maisons : 16.
Domestiques (h.), valets de chambre 6
Domestiques (f.), femmes de chambre 4
Cuisiniers, cuisinières 4
Dames de compagnie 2
7. Divers : 4.
Officiers 2
Commissaire-priseur 1
Sous-gouverneur de la Banque de France* 1
Soit un total de 215, dont 87 pour les cinq mois considérés de 1846. Il est évidemment impossible de tirer des conclusions d'ensemble à partir d'un chiffre aussi faible et concernant une période aussi brève, mais le tableau appelle quelques remarques. On peut tout d'abord constater que les touristes proprement dits, les voyageurs à la Custine ou à la Dumas, ne semblent pas en majorité : même si l'on considère que parmi les 51 personnes qualifiées de « rentiers » ou de « propriétaires », il s'en trouve probablement qui vont en Russie par curiosité, il n'en reste pas moins que la plupart de ces 215 voyageurs vont là-bas exercer une activité professionnelle. La catégorie la plus nombreuse est celle des artisans et ouvriers, dont plus de la moitié exercent des métiers relatifs au vêtement (32 sur 56). Le reste constitue une main- d'œuvre très spécialisée, évidemment très appréciée dans ce vaste pays neuf qu'était la Russie d'alors. Il serait intéressant de déterminer si ce fort courant d'émigration ouvrière vers la Russie (il ne s'agit ici que d'ouvriers parisiens) s'explique par des raisons économiques spéciales : mais la comparaison avec d'autres années de la Monarchie de Juillet serait en ce cas indispensable. On peut noter seulement que les années 1846-1847 ont été dures en France pour la classe des ouvriers, artisans et paysans. A ce sujet, l'absence totale des paysans dans notre tableau ne signifie rien, puisqu'il s'agit d'une population parisienne, mais la province ne paraît pas en avoir envoyé beaucoup plus, et cela se conçoit aisément. Au XIXe siècle, envoyer des paysans en Russie serait expédier du charbon à Newcastle. Voici, à titre d'exemple, un relevé de huit demandes de passeport pour la Russie, émanant de voyageurs originaires du Doubs, spécialement de Montbéliard, pour la courte période du 11 juin au 4 septembre 1845 ……

La navigation à vapeur offrait, nous l'avons vu, une dizaine de départs en cinq mois, à raison d'une quarantaine de passagers chaque fois, ce qui donnerait quatre cents voyages au maximum. L'hiver étant peu propice aux voyages par mer et par terre, on peut admettre qu'environ cinq ou six cents Français au plus se rendaient en Russie chaque année vers la fin de la Monarchie de Juillet.

Comme on l’а vu, les formalités exigées en France de chaque voyageur quand il voulait aller en Russie n'étaient pas simples. Que se passait-il à l'arrivée ? Plusieurs récits nous le font savoir. Si l'on arrivait par Cronstadt, la surveillance était extrêmement sévère. La compagnie l'Europe disposait de bateaux « privilégiés » : c'est-à-dire que le capitaine n'était pas tenu de présenter une déclaration des effets des passagers qui se trouvaient à bord, que la douane procédait sans retard à l'inspection de ces effets, et laissait passer immédiatement les objets d'importation autorisée. Mais la compagnie demandait à ses passagers de prendre connaissance des règlements douaniers russes avant de s'embarquer au Havre : il est notamment rappelé qu'on ne doit confier ni lettres, ni paquets, ni journaux, ni commissions d'aucune sorte aux marins. Une première inspection avait lieu à Cronstadt, où l'on abandonnait le bateau de haute mer : on gagnait la capitale par un petit bateau à vapeur « sale et mal construit » selon Custine, sur lequel on pouvait faire transborder les objets légers et les malles, à condition de les faire plomber par les douaniers de Cronstadt, où restaient provisoirement les voitures et les bagages les plus volumineux. Mais la véritable épreuve restait à affronter quand on arrivait à Saint-Pétersbourg, à la hauteur du Quai Anglais, en face de la douane urbaine.
Léouzon Le Duc, qui alla plusieurs fois en Russie entre 1840 et 1848, rapporte que plus d'une fois des Français furent refoulés sans pouvoir descendre en ville, faute d'avoir satisfait aux règlements douaniers et policiers. En ce qui concerne la douane, même les Russes s'efforçaient de passer en fraude des dentelles, des parfums, mille colifichets rapportés de Paris ou de Londres pour les dames russes ; ils s'arrangeaient pour répartir les articles prohibés ou lourdement taxés entre des passagers de bonne volonté dont ils avaient fait la connaissance pendant la traversée. Les livres surtout étaient sévèrement contrôlés et le plus souvent confisqués. Quant à la police, elle vérifiait attentivement l'identité des voyageurs, et les interrogeait sur les buts de leur voyage : toutes les réponses étaient minutieusement consignées. On refoulait les individus sans moyens d'existence. Les passeports étaient retenus par la police qui fournissait un passe provisoire au voyageur. Une fois débarqué, celui-ci reprenait son passeport à la chancellerie.
Si l'on arrivait par la route, le cérémonial était à peu près le même : Xavier Marinier raconte son arrivée en Russie par la Finlande, au début de juin 1842. A huit lieues de Saint-Pétersbourg, au village de Beloostrov (Valkeasaari en finnois), bien que la Finlande fût partie intégrante de l'empire russe, Marinier et son compagnon de voyage, un commerçant lyonnais nommé Besson, furent arrêtés à la douane et leurs malles visitées avec soin. Marinier avait renvoyé en Suède tous les livres qu'il avait recueillis pendant son séjour en Finlande, et n'avait gardé qu'un dictionnaire russe et un roman de Zagoskin. Mais les employés « trouvèrent aussi une malheureuse feuille égarée d'un journal français », ce qui allongea la visite d'une bonne demi- heure. « Les employés reprirent l'un après l'autre mes effets pour voir s'il ne s'y trouvait pas encore quelque fragment de ces feuilles funestes... » ; Comme il n'en avait pas fait provision, on congédia les deux voyageurs fort civilement... Bien entendu, les livres prohibés étaient lus de tous ceux qui voulaient les lire.

Le gouvernement russe, malgré ses préventions contre la France de Juillet, savait quel profit la Russie pouvait tirer de la main-d'œuvre spécialisée française : même aux moments les plus critiques des relations franco-russes, en 1830-1831, en 1840, en 1848 et même pendant la guerre de Crimée, la situation personnelle des Français installés en Russie ne fut pas sérieusement menacée. Quelques paroles imprudentes valurent à Clapeyron un séjour à Vytegra, Pernet fut quelque temps en prison à Moscou3, quelques difficultés se produisirent en 1848, mais rien de grave au total. Barante écrit à Mole le 22 juillet 1837 : « Quant aux Français qui viennent en Russie, ils sont, en général, bien accueillis et nullement tracassés. Plusieurs mêmes sont appelés et encouragés à venir lorsqu'ils peuvent être utiles. » Et Barante de citer le cas de M. Chateau, chargé d'installer les lignes télégraphiques, du baron Heurteloup, inventeur d'un nouveau modèle de fusil et décoré de l'ordre de Saint- Vladimir, de Marie-Félicité Brosset, élève de l'orientaliste de Sacy, professeur d'arménien et de géorgien à Saint- Pétersbourg. Il aurait pu ajouter plus tard les exemples des prospecteurs de gisements de fer et de houille Xavier Hommaire de Hell et Frédéric Le Play, qui furent pareillement invités, aidés dans leurs travaux et récompensés. Certes, des méfiances subsistent : M. de Saulty, attaché à l'ambassade, doit renoncer à se rendre en Géorgie, parce que l'Empereur n'aime pas que des étrangers non invités le voient en contact direct avec ses sujets. Certains Français se « russifient » par suite d'un long séjour : Barante rencontra en 1838 le général Potier, l'un des quatre polytechniciens envoyés par Napoléon à Alexandre en 1810, et constate que Potier lui débite « des opinions et des phrases toutes faites » : il considère en particulier les serfs russes non seulement comme fort heureux, mais comme fort libres ! Il est vrai que, général russe, il avait le droit de posséder des serfs. Propriétaire de terres immenses, le long du Dniepr inférieur, il avait épousé la fille d'un autre Français, Rouvier, qui sous Alexandre avait développé l'élevage du mérinos dans les steppes de Russie méridionale.
La Russie était considérée par beaucoup de Français comme un pays neuf ; on la comparait souvent aux États-Unis d'Amérique. Haxthausen estimait que la tâche essentielle des gouvernements russes pour plus de cent ans était de mettre en valeur, de défricher et de peupler le sol de la Russie. Aussi beaucoup de Français s'en allaient-ils là-bas pour tenter la fortune, malgré tout ce qu'on racontait du climat et des gens. Mais ils partaient souvent sans renseignements sûrs, sans recommandations, et parfois sans passeports en règle. Or le gouvernement russe tenait beaucoup aux formes, et n'aimait pas qu'on essayât de lui forcer la main. « Mlle Valérie, se présentant sans avoir été appelée, semble être venue s'imposer au choix du général Guédéonov, administrateur des théâtres impériaux. Elle n'aura probablement pas d'ordres de débuts, et la Russie perdra ainsi la révélation d'un talent de comédie fin et distingué ». Puisqu'il fallait de toute évidence se renseigner avant le départ sur les possibilités d'établissement en Russie, des intermédiaires créèrent de véritables offices d'information.
Peut-on, pour finir, essayer de chiffrer le nombre des Français à Saint-Pétersbourg, à Moscou, et dans toute la Russie ? Quelques éléments tendraient à montrer que le nombre des Français dans la capitale aurait baissé pendant la première moitié du siècle :

L'émigration en Russie   p : 399
Années    Population totale     Étrangers           Français
1818……… 386 285 ………………  35 000 ……………    4 000
1848……… 480 000 ………………  60 000 ……………    2 760

Cette diminution s'explique à la fois par la cessation de l'émigration politique et par l'arrêt temporaire des entrées en Russie dans les années 1848- 1849. Ces chiffres n'offrent guère de garanties : ils ont été rassemblés sur des archives de communautés religieuses, et sont dépourvus de toute continuité. Cependant, la croissance de la population allemande dans le même temps est significative : de 23 612 en 1818, elle serait passée à 38 990 vers 1848 selon Kôppen, chiffre qu'il faut peut-être abaisser un peu, comme le propose A. I. Kopanev, qui la ramène à 35 000 Allemands.
Sans s'arrêter au chiffre de 10 000 Français à Saint-Pétersbourg en 1845, lancé par Nicolas Ier au chevalier de Cussy au détour d'une conversation, on peut retenir avec plus de confiance l'évaluation du consul de France à Moscou en 1854, qui estime entre 1 500 et 2 000 le nombre des Français à Moscou, et entre 8 et 10 000 leur nombre total en Russie.
Dans ces conditions, l'on peut admettre qu'il a existé au milieu du siècle dernier un courant assez continu d'émigration française vers la Russie, en dépit des mauvaises relations des gouvernements : les Russes recherchaient avant tout les techniciens, ouvriers et ingénieurs, les enseignants et les gens de maison, pour user d'une terminologie moderne. Des études plus poussées, à partir des archives russes, permettraient certainement de préciser le nombre, la répartition géographique, les emplois et les salaires des Français en Russie : nous n'avons voulu proposer ici qu'une esquisse d'un sujet encore peu exploré.

M. CADOT. Clermont-Ferrand, 1963.
PERSEE. Cahiers du monde russe et soviétique. M Cadot,  1963, volume 4, n° 4.4

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