4- l’émigration française en Russie au 19° siècle
Fréquemment, le ministère
de l'Intérieur rappelle aux préfets qu'ils doivent envoyer à Paris un état
quotidien des passeports établis par leurs bureaux ; cet état doit mentionner
pour chaque voyageur : nom, prénom, âge, domicile, profession, destination et
pièces déposées à la préfecture. Si ces états avaient été conservés, il serait
facile de dresser une statistique intéressante du mouvement de tourisme et
d'émigration vers la Russie au siècle dernier. Malheureusement, ces états ont
le plus souvent disparu, et nous n'avons pu trouver aux Archives Nationales de
série complète, ou presque, que pour la courte période s'étendant de juillet
1846 à décembre 1847, au départ de Paris. Tout ce qui précède la date de 1846 a
été mis au pilon en 1892. Quant aux états venant de province, ils sont très
fragmentaires, et dans un désordre complet. Quelques indications permettent
cependant de penser que les départements de l'Est et le Doubs fournissaient un
contingent important d'émigrants vers la Russie.
Voici, faute de mieux, une
statistique très limitée, celle des passeports délivrés par la Préfecture de
police (ire division, 4e bureau, service de M. Bothlingk), établie d'après les
états quotidiens dressés pour le ministère de l'Intérieur. Ces états sont
nominatifs et présentent donc un grand intérêt quand on y cherche la trace d'un
voyageur particulier ; mais comme ils mentionnent aussi la profession, il n'est
pas sans intérêt d'étudier quelles catégories sociales représentent les
voyageurs parisiens partis pour la Russie entre le Ier juillet 1846 et le 31
décembre 1847 (nous n'avons pas retrouvé les états d'août 1846). Les rubriques
générales nous appartiennent : mais les désignations précises sont celles-là
mêmes que nous avons relevées sur les états.
1-Artisans et ouvriers :
56.
Modistes,
lingères, corsetières, giletières 10
Couturières
7
Gantiers
7
Teinturiers,
tailleurs 5
Chapelier,
peaussier, confectionneuse 3
Confiseurs,
chocolatier, pâtissier 4
Coiffeurs
3
Tapissier,
ébéniste, carrossier 3
Serrurier,
armurier, orfèvre 3
Mécaniciens
3
Fondeur
sur métaux, monteurs sur bronze 3
Verriers
2
Ouvrier
briqueteur, ouvrier
Photographe
1
2. Propriétaires et rentiers : 51.
Propriétaires
(hommes) 13
Propriétaires
(femmes) 6
Rentiers
11
Rentières
21
3.
Commerçants et employés de commerce :
44.
Négociants
22
Commis-voyageurs,
voyageurs de commerce, commis-marchands, courriers de commerce 12
Employés
(h. et f.) de magasin, caissier 5
Marchandes
de dentelles, de modes 3
Marchands
de bois, de meubles 2
4.
Artistes : 22.
Artistes
dramatiques 5
Artistes
3
Statuaires
4
Dessinateurs,
graveurs 4
Peintres
2
Maître
de ballets, danseur1
Compositeur
de musique* 1
Violoncelliste
1
5.
Professions intellectuelles et libérales
: 21.
Médecins
4
Chimistes
4
Ingénieurs
3
Dentistes
2
Opticiens
2
Professeurs
2
Professeur
de chant 1
Agronome
I
Bachelier
es lettres, étudiant 2
6.
Gens de maisons : 16.
Domestiques
(h.), valets de chambre 6
Domestiques
(f.), femmes de chambre 4
Cuisiniers,
cuisinières 4
Dames
de compagnie 2
7. Divers : 4.
Officiers
2
Commissaire-priseur
1
Sous-gouverneur
de la Banque de France* 1
Soit
un total de 215, dont 87 pour les cinq mois considérés de 1846. Il est
évidemment impossible de tirer des conclusions d'ensemble à partir d'un chiffre
aussi faible et concernant une période aussi brève, mais le tableau appelle
quelques remarques. On peut tout d'abord constater que les touristes proprement
dits, les voyageurs à la Custine ou à la Dumas, ne semblent pas en majorité :
même si l'on considère que parmi les 51 personnes qualifiées de « rentiers » ou
de « propriétaires », il s'en trouve probablement qui vont en Russie par
curiosité, il n'en reste pas moins que la plupart de ces 215 voyageurs vont
là-bas exercer une activité professionnelle. La catégorie la plus nombreuse est
celle des artisans et ouvriers, dont plus de la moitié exercent des métiers
relatifs au vêtement (32 sur 56). Le reste constitue une main- d'œuvre très
spécialisée, évidemment très appréciée dans ce vaste pays neuf qu'était la
Russie d'alors. Il serait intéressant de déterminer si ce fort courant
d'émigration ouvrière vers la Russie (il ne s'agit ici que d'ouvriers
parisiens) s'explique par des raisons économiques spéciales : mais la
comparaison avec d'autres années de la Monarchie de Juillet serait en ce cas
indispensable. On peut noter seulement que les années 1846-1847 ont été dures
en France pour la classe des ouvriers, artisans et paysans. A ce sujet,
l'absence totale des paysans dans notre tableau ne signifie rien, puisqu'il
s'agit d'une population parisienne, mais la province ne paraît pas en avoir
envoyé beaucoup plus, et cela se conçoit aisément. Au XIXe siècle, envoyer des
paysans en Russie serait expédier du charbon à Newcastle. Voici, à titre
d'exemple, un relevé de huit demandes de passeport pour la Russie, émanant de
voyageurs originaires du Doubs, spécialement de Montbéliard, pour la courte
période du 11 juin au 4 septembre 1845 ……
La
navigation à vapeur offrait, nous l'avons vu, une dizaine de départs en cinq
mois, à raison d'une quarantaine de passagers chaque fois, ce qui donnerait
quatre cents voyages au maximum. L'hiver étant peu propice aux voyages par mer
et par terre, on peut admettre qu'environ cinq ou six cents Français au plus se
rendaient en Russie chaque année vers la fin de la Monarchie de Juillet.
Comme
on l’а vu, les formalités exigées en France de chaque voyageur quand il voulait
aller en Russie n'étaient pas simples. Que se passait-il à l'arrivée ?
Plusieurs récits nous le font savoir. Si l'on arrivait par Cronstadt, la
surveillance était extrêmement sévère. La compagnie l'Europe disposait de
bateaux « privilégiés » : c'est-à-dire que le capitaine n'était pas tenu de
présenter une déclaration des effets des passagers qui se trouvaient à bord,
que la douane procédait sans retard à l'inspection de ces effets, et laissait
passer immédiatement les objets d'importation autorisée. Mais la compagnie
demandait à ses passagers de prendre connaissance des règlements douaniers
russes avant de s'embarquer au Havre : il est notamment rappelé qu'on ne doit
confier ni lettres, ni paquets, ni journaux, ni commissions d'aucune sorte aux
marins. Une première inspection avait lieu à Cronstadt, où l'on abandonnait le
bateau de haute mer : on gagnait la capitale par un petit bateau à vapeur «
sale et mal construit » selon Custine, sur lequel on pouvait faire transborder
les objets légers et les malles, à condition de les faire plomber par les
douaniers de Cronstadt, où restaient provisoirement les voitures et les bagages
les plus volumineux. Mais la véritable épreuve restait à affronter quand on
arrivait à Saint-Pétersbourg, à la hauteur du Quai Anglais, en face de la
douane urbaine.
Léouzon
Le Duc, qui alla plusieurs fois en Russie entre 1840 et 1848, rapporte que plus
d'une fois des Français furent refoulés sans pouvoir descendre en ville, faute
d'avoir satisfait aux règlements douaniers et policiers. En ce qui concerne la
douane, même les Russes s'efforçaient de passer en fraude des dentelles, des
parfums, mille colifichets rapportés de Paris ou de Londres pour les dames
russes ; ils s'arrangeaient pour répartir les articles prohibés ou lourdement
taxés entre des passagers de bonne volonté dont ils avaient fait la connaissance
pendant la traversée. Les livres surtout étaient sévèrement contrôlés et le
plus souvent confisqués. Quant à la police, elle vérifiait attentivement
l'identité des voyageurs, et les interrogeait sur les buts de leur voyage :
toutes les réponses étaient minutieusement consignées. On refoulait les
individus sans moyens d'existence. Les passeports étaient retenus par la police
qui fournissait un passe provisoire au voyageur. Une fois débarqué, celui-ci
reprenait son passeport à la chancellerie.
Si
l'on arrivait par la route, le cérémonial était à peu près le même : Xavier
Marinier raconte son arrivée en Russie par la Finlande, au début de juin 1842.
A huit lieues de Saint-Pétersbourg, au village de Beloostrov (Valkeasaari en
finnois), bien que la Finlande fût partie intégrante de l'empire russe,
Marinier et son compagnon de voyage, un commerçant lyonnais nommé Besson,
furent arrêtés à la douane et leurs malles visitées avec soin. Marinier avait
renvoyé en Suède tous les livres qu'il avait recueillis pendant son séjour en
Finlande, et n'avait gardé qu'un dictionnaire russe et un roman de Zagoskin.
Mais les employés « trouvèrent aussi une malheureuse feuille égarée d'un
journal français », ce qui allongea la visite d'une bonne demi- heure. « Les
employés reprirent l'un après l'autre mes effets pour voir s'il ne s'y trouvait
pas encore quelque fragment de ces feuilles funestes... » ; Comme il n'en avait
pas fait provision, on congédia les deux voyageurs fort civilement... Bien
entendu, les livres prohibés étaient lus de tous ceux qui voulaient les lire.
Le
gouvernement russe, malgré ses préventions contre la France de Juillet, savait
quel profit la Russie pouvait tirer de la main-d'œuvre spécialisée française :
même aux moments les plus critiques des relations franco-russes, en 1830-1831,
en 1840, en 1848 et même pendant la guerre de Crimée, la situation personnelle
des Français installés en Russie ne fut pas sérieusement menacée. Quelques
paroles imprudentes valurent à Clapeyron un séjour à Vytegra, Pernet fut
quelque temps en prison à Moscou3, quelques difficultés se produisirent en
1848, mais rien de grave au total. Barante écrit à Mole le 22 juillet 1837 : «
Quant aux Français qui viennent en Russie, ils sont, en général, bien
accueillis et nullement tracassés. Plusieurs mêmes sont appelés et encouragés à
venir lorsqu'ils peuvent être utiles. » Et Barante de citer le cas de M.
Chateau, chargé d'installer les lignes télégraphiques, du baron Heurteloup,
inventeur d'un nouveau modèle de fusil et décoré de l'ordre de Saint- Vladimir,
de Marie-Félicité Brosset, élève de l'orientaliste de Sacy, professeur
d'arménien et de géorgien à Saint- Pétersbourg. Il aurait pu ajouter plus tard
les exemples des prospecteurs de gisements de fer et de houille Xavier Hommaire
de Hell et Frédéric Le Play, qui furent pareillement invités, aidés dans leurs
travaux et récompensés. Certes, des méfiances subsistent : M. de Saulty,
attaché à l'ambassade, doit renoncer à se rendre en Géorgie, parce que
l'Empereur n'aime pas que des étrangers non invités le voient en contact direct
avec ses sujets. Certains Français se « russifient » par suite d'un long
séjour : Barante rencontra en 1838 le général Potier, l'un des quatre
polytechniciens envoyés par Napoléon à Alexandre en 1810, et constate que
Potier lui débite « des opinions et des phrases toutes faites » : il considère
en particulier les serfs russes non seulement comme fort heureux, mais comme
fort libres ! Il est vrai que, général russe, il avait le droit de posséder
des serfs. Propriétaire de terres immenses, le long du Dniepr inférieur, il
avait épousé la fille d'un autre Français, Rouvier, qui sous Alexandre avait
développé l'élevage du mérinos dans les steppes de Russie méridionale.
La
Russie était considérée par beaucoup de Français comme un pays neuf ; on la
comparait souvent aux États-Unis d'Amérique. Haxthausen estimait que la tâche
essentielle des gouvernements russes pour plus de cent ans était de mettre en
valeur, de défricher et de peupler le sol de la Russie. Aussi beaucoup de
Français s'en allaient-ils là-bas pour tenter la fortune, malgré tout ce qu'on
racontait du climat et des gens. Mais ils partaient souvent sans renseignements
sûrs, sans recommandations, et parfois sans passeports en règle. Or le
gouvernement russe tenait beaucoup aux formes, et n'aimait pas qu'on essayât de
lui forcer la main. « Mlle Valérie, se présentant sans avoir été appelée,
semble être venue s'imposer au choix du général Guédéonov, administrateur des
théâtres impériaux. Elle n'aura probablement pas d'ordres de débuts, et la
Russie perdra ainsi la révélation d'un talent de comédie fin et distingué ».
Puisqu'il fallait de toute évidence se renseigner avant le départ sur les
possibilités d'établissement en Russie, des intermédiaires créèrent de
véritables offices d'information.
Peut-on,
pour finir, essayer de chiffrer le nombre des Français à Saint-Pétersbourg, à
Moscou, et dans toute la Russie ? Quelques éléments tendraient à montrer que le
nombre des Français dans la capitale aurait baissé pendant la première moitié
du siècle :
L'émigration en Russie p : 399
Années Population totale Étrangers Français
1818………
386 285 ……………… 35 000 …………… 4 000
1848………
480 000 ……………… 60 000 …………… 2 760
Cette
diminution s'explique à la fois par la cessation de l'émigration politique et
par l'arrêt temporaire des entrées en Russie dans les années 1848- 1849. Ces
chiffres n'offrent guère de garanties : ils ont été rassemblés sur des archives
de communautés religieuses, et sont dépourvus de toute continuité. Cependant,
la croissance de la population allemande dans le même temps est significative :
de 23 612 en 1818, elle serait passée à 38 990 vers 1848 selon Kôppen, chiffre
qu'il faut peut-être abaisser un peu, comme le propose A. I. Kopanev, qui la
ramène à 35 000 Allemands.
Sans
s'arrêter au chiffre de 10 000 Français à Saint-Pétersbourg en 1845, lancé par
Nicolas Ier au chevalier de Cussy au détour d'une conversation, on peut retenir
avec plus de confiance l'évaluation du consul de France à Moscou en 1854, qui
estime entre 1 500 et 2 000 le nombre des Français à Moscou, et entre 8 et 10
000 leur nombre total en Russie.
Dans
ces conditions, l'on peut admettre qu'il a existé au milieu du siècle dernier
un courant assez continu d'émigration française vers la Russie, en dépit des
mauvaises relations des gouvernements : les Russes recherchaient avant tout les
techniciens, ouvriers et ingénieurs, les enseignants et les gens de maison,
pour user d'une terminologie moderne. Des études plus poussées, à partir des
archives russes, permettraient certainement de préciser le nombre, la
répartition géographique, les emplois et les salaires des Français en Russie :
nous n'avons voulu proposer ici qu'une esquisse d'un sujet encore peu exploré.
PERSEE. Cahiers du
monde russe et soviétique. M Cadot,
1963, volume 4, n° 4.4
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